Description

Magali Sizorn, maîtresse de conférences, Université de Rouen-Normandie

Johann Le Guillerm, artiste protéiforme, dompteur et faiseur d’objets formé au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, explique en 2021 que le cirque est pour lui le lieu d’exposition d’un « savoir le faire », lequel, si possible « ne se fait pas ailleurs »[1]. Dans cette valorisation de l’inédit, on entend l’importance accordée encore aujourd’hui à la prise de risque au cirque, une prise de risque liée à la possibilité de chuter ou d’échouer.

« Être le seul à » est une des caractéristiques de l’artiste, singulier car hors du commun. La virtuosité et la surenchère des exploits ont contribué à faire de jongleurs, dompteurs ou trapézistes les étoiles des pistes du cirque de tradition. L’acceptation de la chute (des balles comme des corps) et l’exploration de ce que l’historien Georges Vigarello appelle les « vertiges de l’intime » ont déplacé les imaginaires du cirque, de la démonstration de la maîtrise de soi, du monde et de l’espace à la mise en partage de la limite. Le spectacle de Julien Candy Le cirque précaire (2013), de la compagnie La Faux Populaire – Le Mort aux Dents, est en cela caractéristique : il rappelle ce qui fait la vie d’artiste. Elle est incertaine, dans un marché du travail artistique marqué par ce que Pierre-Michel Menger qualifie de « culture de la concurrence individualisatrice ». Elle est inscrite dans un « éphémère permanent », condition supposée à la liberté du travail créatif et conséquence d’un marché flexible comme d’une activité engageant le corps. Dans son spectacle, Julien Candy manipule des objets de peu (feuilles, bilboquets…) ou de peur (faux, scie), pour partager au plus près de lui sur une petite piste, ses questions philosophiques et ses doutes.

Le succès des numéros de cirque tient notamment à leur efficacité dans la production d’un suspens. Le « changement de point de sentir » qui définit l’empathie et cette capacité à se mettre à la place de l’autre, fait vibrer les spectateurs depuis leurs fauteuils dans une expérience partagée de la limite. Les prises de risque, réelles, sont aussi accompagnées d’artifices dans l’esthétique classique (silences et roulements de tambours) pour garantir les frissons du public. La mise en place de normes de sécurité (filets, longes pour les aériens par exemple) a fait débat dans l’histoire du cirque. Le filet n’est obligatoire en grand volant que depuis 1956 dans toute la France. Quel sens cela a-t-il d’être trapéziste si on ne peut pas tomber – et mourir ? Longes et filets ont pourtant permis de décentrer l’attention des artistes au profit de l’interprétation, favorisant la recherche d’autres écritures plus chorégraphiées ou théâtralisées, traitant longes, filets et magnésies comme des objets théâtraux ou poétiques et non plus uniquement comme instruments techniques de protection. Cela a déplacé le sens de la performance : la limite peut être symbolique ou sublimée, dans des vertiges au ras du sol, où la prise de risque est artistique avant d’être physique.

On assiste néanmoins aujourd’hui à un retour de la prise de risque et de mises en danger, quand bien même la reconnaissance du cirque comme art soit passée par une forme de distanciation vis-à-vis de la prouesse et de sa démonstration. Cette réhabilitation de la prouesse dans le spectacle de la prise de risque s’inscrit dans une élévation générale du niveau des élèves sortant des écoles de cirque (dans lesquelles s’opère une transmission de la gestion du risque), mais aussi dans une aspiration à retrouver l’ivresse du vertige et de la mise en danger dans ce qu’elle aurait de plus vrai. Dans Morsure (2013) de la compagnie Rasposo, Marie Moliens fait venir un tigre sur la piste. Sans roulade ni tour de piste, la présence du fauve impose le silence et le calme du public préparé à l’apparition mystérieuse qui allait advenir. Dans les Traversées funambulesques de la compagnie Basinga, des spectateurs-cavalettistes sont invités à tenir les cordes reliées au fil à grande hauteur pour le stabiliser ; dans Circus Remix, un solo existentiel, Maroussia Diaz Verbèke rejoue numéros et attractions sensationnelles (marche au plafond, saut de la mort…) ; dans Le vide-Essai de cirque, puis Dans ton cirque, Fragan Gehlker s’expose dans le vide et confie une « nostalgie du spectaculaire ». Renouant avec des agrès, techniques et dispositifs qu’on croyait relégués aux archives du cirque, ces artistes contemporains revisitent également les possibilités dramaturgiques de la mise en partage du risque, et rappellent que la confrontation aux limites, dont le cirque fait spectacle, est aussi l’occasion de se sentir vivant.

[1] Intervention table ronde SPRING, mars 2021.

Berthoz Alain, Jorland Gérard (dir.), 2004, L’empathie, Paris, Odile Jacob.
Fourmaux Francine, « Le nouveau cirque ou l’esthétisation du frisson », Ethnologie française, tome XXXVI, n° 4, octobre-décembre 2006, p.661-670
Goudard Philippe, « Esthétique du risque : du corps sacrifié au corps abandonné », in Wallon Emmanuel (dir.), Le cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud, 2002, p. 23-33.
Le Breton David, Passions du risque, Paris, Métailié, 1991.
Menger Pierre-Michel, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Seuil/Gallimard, 2009.
Sizorn Magali, Trapézistes. Ethnosociologie d’un cirque en mouvement, Rennes, PURH, 2013.
Vigarello Georges, « Les vertiges de l’intime », Esprit, 1982, n° 62, p. 68-78.