Description

Magali Sizorn, maîtresse de conférences, Université de Rouen-Normandie

L’histoire du cirque se situe aux confins de celles de l’art, des gymnastiques et des loisirs, incluant le sport et les spectacles. L’acrobatie et ce qui est qualifié aujourd’hui de jonglage précèdent ce qu’on nomme communément cirque aujourd’hui : peintures murales de jongleurs en Égypte Antique, manipulations d’objet et acrobaties en Chine remontant à plusieurs millénaires, dessins sur des vases grecques, saltimbanques des places publiques du Moyen-Âge. L’inscription dans une histoire linéaire du cirque remontant à l’Antiquité ne saurait être satisfaisante par les raccourcis opérés et une lecture de l’histoire du cirque ethnocentrée. Comprendre l’émergence du cirque implique de le situer dans son contexte socio-historique, un contexte déterminant les possibilités de déploiement de pratiques spectaculaires et de construction d’un goût pour le cirque.

Comme l’a montré l’historienne Caroline Hodak dans ses travaux, le cirque est d’abord « théâtre équestre ». Sa paternité est généralement attribuée à Philip Astley (1742-1814). En effet, cet ancien cavalier de l’armée britannique devenu entrepreneur de spectacle a proposé dès 1768 à Londres des spectacles qui poseront les bases de ce qui constituera le cirque moderne : démonstrations d’équitation issues de la haute école militaire, intégration de numéros issus des foires (dressage, danses de corde…), exploitation de l’espace circulaire de la piste-manège équestre. Le mot cirque ne sera néanmoins utilisé que quelques années plus tard : Charles Hugues, lui aussi cavalier, devenu concurrent d’Astley après avoir travaillé dans ses spectacles, s’associera à Charles Dibdin, pour développer à Londres des spectacles dans un lieu appelé le « Royal Circus and Equestrian Philharmonic Academy ». Ils ajoutent à la piste circulaire une scène, et aux exercices corporels et équestres des pantomimes. Le mot cirque a ainsi d’abord désigné des espaces (le manège équestre, puis plus généralement les lieux accueillant ces spectacles d’un genre nouveau), avant de qualifier le type de spectacle qu’on reconnait aujourd’hui derrière le mot « cirque ».

Aux XVIIIe et XIXe siècles, et dans un contexte de développement des loisirs et de forte concurrence des formes théâtrales, le cirque s’impose comme un espace d’exploitation des potentialités spectaculaires de diverses pratiques corporelles. Et ces spectacles vont attirer un public friand d’innovations, des sports anglais naissant aux nouveautés techniques et technologiques, dont l’intégration est facilitée par la malléabilité des programmes.

Les entrepreneurs anglais vont contribuer à la diffusion du cirque en Europe. En France, Philip Astley, à Paris dès 1776, y construit en 1782 « l’amphithéâtre anglois ». Le premier manège stable est édifié à Rouen en 1797 ; l’écuyer italien Antonio Franconi (1737-1836) s’y produit. Il dirige déjà son établissement à Paris et y inaugure son Cirque Olympique en 1807. Le développement du cirque au XIXe siècle profite d’un dynamisme économique et industriel. Des entrepreneurs comme Louis Dejean (1792-1879) ou Théodore Rancy (1818-1892) vont construire de nombreux cirques stables. Poursuivant la logique d’innovation initiée par leurs prédécesseurs ces directeurs vont engager le cirque dans une logique de spectacularisation et de valorisation de l’exploit. C’est ainsi que La course aux trapèzes, présentée par Jules Léotard (1838-1870) en 1859 à Paris au Cirque Napoléon – l’actuel Cirque d’Hiver – marque l’histoire du cirque, en donnant à voir un autre usage du trapèze que celui jusqu’alors proposé pour le renforcement musculaire dans les salles de gymnastique militaire ou hygiéniste. Les trapézistes, et en particulier Léotard, vont susciter un fort engouement du public et de la presse. Avec eux et surtout après 1864 (décret abolissant la loi de 1806 réservant chant, danse et jeu théâtral aux théâtres d’Etat), le cirque va poursuivre la définition d’un genre fondé sur l’écriture de l’exploit et la variété des numéros. On observe alors sur les pistes l’arrivée de clowns parlants, mais aussi une augmentation des acrobaties extraordinaires et des attractions sensationnelles. L’engouement pour ces divertissements, au goût spectaculaire, est alors particulièrement fort. La fin du XIXe siècle correspond à la période d’un cirque de la démesure et de la surenchère, comme en témoignent l’attrait pour les numéros tels que ceux des femmes-obus, des acrobates vélocipédiques, mais aussi le succès des cirques à trois pistes du géant américain Barnum et des ménageries des cirques. Les pistes seront aussi, dans un occident colonial, l’espace de la monstration de l’exotisme spectacularisé et du sauvage maîtrisé.

Le cirque au tournant du XXe siècle a conquis succès et légitimité par ses innovations techniques et esthétiques, par son gigantisme et son potentiel spectaculaire. Mais dès la Belle Époque, plusieurs cirques ferment à Paris : le cirque ne séduit plus et d’autres loisirs le concurrencent, notamment le cinéma, le music-hall ou le spectacle sportif. Des collectionneurs et ethnologues vont contribuer à sa patrimonialisation, laquelle constitue un premier temps dans la revalorisation du cirque. Au sortir de la seconde guerre mondiale, et plus encore dans les années 1960, les entreprises de cirque peinent à maintenir leur activité, confrontées à des difficultés économiques comme à un certain désintérêt du public. De grandes enseignent ferment et vont alors être portées des revendications par les directeurs de grandes enseignes, visant à engager l’État dans un accompagnement du secteur. C’est aussi dans ce contexte et à la même période que s’amorce un mouvement de transformations, visant la reconnaissance du cirque comme art. En 1974, ouvrent deux écoles à Paris : l’École Fratellini (créée par Annie Fratellini et Pierre Etaix) et le Carré Monfort (crée par Silvia Monfort et Alexis Gruss Jr.). Considérées comme les premières écoles de cirque d’Europe occidentale (existait déjà une école à Moscou dès 1927), elle participent du processus d’artification du cirque (au sens de son « passage à l’art »), par académisation de la formation. Le cirque passe, à partir de 1978, de la tutelle du ministère de l’Agriculture à celle du ministère de la Culture. L’Etat reconnaît ainsi le cirque comme forme culturelle à part entière et engage, à ce titre, une politique de soutien. Le ministre de la Culture Jean-Philippe Lecat (ministre de 1978  à 1981), dans la continuité du processus de patrimonialisation déjà engagé, lance un plan de sauvegarde du cirque visant à le soutenir, dans la préservation de ses traditions.

Mais les années 1970 sont aussi celles des débuts d’un mouvement de renouvellement esthétique, en Europe de l’Ouest et du Nord, en Australie et en Amérique du Nord. S’inscrivant dans une tradition populaire réinventée (celle des saltimbanques et du théâtre forain) et dans un mouvement d’expérimentation artistique porteur d’utopies (Mai 68 n’est pas loin), des artistes non issus des familles de cirque vont contribuer à définir ce qu’on appellera le « nouveau cirque », en opposition à un cirque désormais qualifié de « traditionnel » ou « classique ». Quatre ruptures, décrites par Jean-Michel Guy, distinguent désormais ces deux cirques : le renoncement aux numéros de domptage, une remise en question de la nécessité de la piste, le développement d’autres esthétiques et valeurs, et une écriture des spectacles ne reposant plus systématiquement sur une succession de numéros. En 1986, est inauguré le Centre national des arts du cirque (CNAC) à Châlons-en-Champagne, par Jack Lang, ministre de la Culture socialiste de 1981 à 1986, puis de 1988 à 1993. La politique de soutien du cirque se poursuit : le cirque répond aux objectifs d’élargissement du périmètre d’action du ministère en faveur des arts dits mineurs, mais l’orientation de cette politique est modifiée en faveur d’un accompagnement d’un cirque de création.

En 1990 Bernard Turin est nommé directeur du CNAC. Plasticien, trapéziste amateur et premier président de la Fédération nationale des écoles de cirque (créée en 1988), il va associer enseignement des techniques de cirque, notamment par des formateurs issus du sport, et formation polyvalente (danse contemporaine, jeu d’acteur, musique). Le spectacle de fin d’études est signé à partir des années 1990 par un metteur en scène ou un chorégraphe de renom, et le CNAC a ici joué un rôle dans la reconnaissance d’un cirque contemporain dès le milieu des années 1990, un cirque d’auteurs, valorisant la recherche esthétique et la singularité artistique.

L’histoire récente du cirque est ainsi marquée par une distinction progressive des genres, traditionnels et contemporains. Les nouvelles écritures du cirque ont bénéficié, dès les années 1980 de réseaux de diffusion internationaux,  y compris dans des pays sans tradition de cirque. Le partage de conventions, la circulation des programmateurs, étudiants et enseignants, tendent à renforcer l’idée d’une uniformisation des esthétiques, dans un contexte mondialisé. Malgré une standardisation des formats (durée des spectacles, disciplines pratiquées, esthétisation…), des différences restent perceptibles. Les cultures corporelles, les appétences relatives au divertissement et au spectaculaire, mais aussi les contraintes institutionnelles ou nécessités des marchés contraignent aussi les choix esthétiques : les cirques québécois valorisent ainsi davantage que les compagnies de cirque françaises la prise de risque et la virtuosité technique au profit du spectaculaire, spectaculaire parfois obstacle à la reconnaissance artistique en France. La diversité des propositions est telle aujourd’hui qu’il est possible d’en dégager une typologie : cirque classique-de tradition, cirque nostalgique, cirque de réappropriation et cirque contemporain-d’interrogation des  normes artistiques ou sociales. Jean-Michel Guy, constatant cette hétérogénéité, propose de situer les spectacles de cirque sur un nuancier, distinguant les œuvres dans leur rapport à la norme, dans les affects et émotions suscitées, dans les valeurs mobilisées.

Art en mouvement, le cirque invite aujourd’hui à observer ses transformations et avec elles celles de nos sociétés, dans nos rapports à l’animalité, à l’itinérance, à la performance et à leurs spectacles aussi.

Guy Jean-Michel, « La transfiguration du cirque », Théâtre aujourd’hui, 1998, n° 7, p. 26-51..
Hodak Caroline, Du théâtre équestre au cirque. Le cheval au cœur des savoirs et des loisirs (1760-1860), Paris, Belin, 2018.
Leroux Louis Patrick et Batson Charles R., Cirque Global : Quebec’s Expanding Circus Boundaries, Montreal, McGill Queens’s University Press, 2016.
Maleval Martine, L’émergence du nouveau cirque, 1968-1998, Paris, L’Harmattan, 2010.
Salaméro Emilie, « Politiques publiques du cirque. Reconnaissance artistique et segmentation d’une profession (1978-1993), Politix, 2018/1, n°121, o.217-237.
Sizorn Magali, « The Artification of Trapeze Acts: A New Paradigm for Circus Arts », Cultural Sociology, 2019, 13, n°3, p. 354-370.
Wallon Emmanuel (dir.), Le cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud, 2002.