Au sens strict, une frontière délimite un espace où s’exerce la souveraineté d’un État. Les droits sociaux dans l’Hexagone, par exemple, ne sont pas les mêmes que ceux en vigueur en Allemagne ou, moins encore, aux États-Unis. La frontière est avant tout une notion géopolitique : elle délimite à la fois un territoire et un pouvoir.
Lieu de filtrage, elle ralentit, par ailleurs, les flux de personnes et de marchandises. Notons que la difficulté de passer une frontière varie en fonction du pays d’origine. Il est bien plus incertain de franchir la ligne de démarcation entre l’Italie et la France quand on est Erythréen que lorsqu’on est Suédois.
En outre, le système de normes qui s’applique à l’intérieur des limites territoriales, creuse les différences entre « nous » et les « autres ». Une frontière aussi opaque que celle qui sépare les deux Corées depuis 1945, a fait d’un seul peuple, deux peuples radicalement différents.
Enfin, ainsi que l’évoque son étymologie militaire, la frontière est le devant d’une chose (du latin frons, frontis, « front »), d’un territoire et constitue, pour cette raison, l’espace à défendre prioritairement. Le conflit est ainsi toujours possible aux confins d’un pays.
Mais que devient ce concept géopolitique lorsqu’on le fait dériver dans le monde si singulier et imprévisible du cirque ? Quelles affaires communes peut-il y avoir entre eux ?
Tout d’abord, la frontière au cirque peut ne pas avoir un sens immédiatement imagé, mais être le thème même du spectacle.
En s’étonnant avec beaucoup d’humour et de second degré de toutes leurs petites différences culturelles, le couple de mains à mains, Blanca Franco, d’origine mexicaine, et Sébastien Davis Van Gelder, d’origine franco-américaine, questionnent, dans leur spectacle Borderless, les conséquences souvent absurdes qu’engendre le fait de vivre ou d’avoir vécu séparé.e.s par des frontières. Ces deux artistes, dans un corps à corps endiablé et peu convenu, sondent, pour pouvoir mieux les dépasser, toutes les valeurs un peu factices et superficielles qui les opposent et qui sont nées à l’origine de cette séparation territoriale entre le Mexique et les États-Unis[1].
Le cosmopolitisme évident dans lequel baignent les artistes de cirque, leur permet d’avoir un regard plus acéré et plus critique sur cet arbitraire souvent violent et ridicule des frontières. N’oublions pas d’ailleurs que le cirque a pour acte de naissance la création et la délimitation d’un espace dans lequel, loin d’être ralenti, le mouvement s’accélère et se libère.
Les frontières du cirque, au départ, sont circulaires, comme son étymologie bien connue nous le rappelle. Mais un cercle peut-il être une frontière comme une autre ?
De l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge, cette figure est perçue comme la quintessence de la perfection géométrique. N’ayant ni commencement ni fin, pouvant être parcouru éternellement, le cercle représente non pas la frontière, la limite, la borne, mais le monde parfait, l’illimité, l’infini.
Cette symbolique n’est pas si éloignée du cercle circassien qui est, si l’on ose l’expression, une anti-frontière ou une fausse frontière. Le cercle dans lequel se déploient, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Angleterre avec Philip Astley, les numéros équestres, n’a rien en effet de la frontière classique dont on a énuméré les caractéristiques ci-dessous : séparation des espaces, filtrage et ralentissement des flux, homogénéisation des êtres qui y sont.
La frontière circulaire du cirque rend possible, au contraire, le rapprochement de la scène et de la salle[2], sans aucune hiérarchisation sociale des places, le mouvement rapide et gracieux des chevaux[3] et, enfin, le montage impur des numéros[4]. Une frontière-aimant, une frontière-mouvement, une frontière-mélange : tous ces attributs sont normalement incompatibles avec ce concept, mais pas ici. Car le cirque, dès l’origine, transgresse les conventions spatiales du spectacle vivant et tourne le dos à la dramaturgie inspirée de La Poétique d’Aristote qui veut unifier dans le temps, l’espace et l’action le poème dramatique. Et même si le cercle sera souvent abandonné avec la naissance du nouveau cirque dans les années 70, son esprit demeurera. Pour les artistes de cette discipline, la frontière est une limite créatrice comme on parle de contrainte créatrice. Elle est ce qu’il faut absolument franchir.
La frontière au cirque n’a d’intérêt qu’en tant qu’elle génère la création de nouveaux mouvements, de nouveaux agrès. Elle correspond à ce que le philosophe Bergson nommait « l’organe-obstacle », c’est-à-dire à la fois ce qui empêche et ce qui, par son empêchement même, permet l’invention de moyens inattendus.
Et il est vrai que les frontières au cirque, les frontières physiques notamment, poussent au dépassement de soi, à l’ingéniosité physique et technique, débouchant parfois sur un langage scénique d’une force poétique et politique incroyable. Si les artistes de ces disciplines si spectaculaires que sont le mât chinois, le cerceau aérien, la corde lisse, le trapèze, la roue cyr, etc., nous émerveillent tant, c’est qu’ils dépassent des limites corporelles qui ouvrent un autre rapport à l’espace et au temps. Il y a une vraie géographie des frontières circassiennes. Les franchir, c’est aller vers des territoires nouveaux, entraînant ainsi le public à tendre son regard vers ces pays lointains qu’inventent et visitent à la fois ces artistes hors du commun. Le corps transporte avec lui son espace physique et imaginaire. La force de l’artiste de cirque est de pouvoir matérialiser l’espace d’un corps qui n’a plus les mêmes coordonnées spatiales que celles du corps normal. C’est pourquoi chaque grand spectacle de cirque nous fait aussi franchir des frontières et visiter des pays inconnus. La capacité d’être ailleurs, voilà la plus grande prouesse de ces artistes toujours sur le fil.
N’a-t-on pas l’impression, par exemple, en voyant les suspensions lentes de Chloé Moglia, lorsqu’elle évolue dans un ralenti hypnotique sur ses longues perches incurvées, de voir l’habitante insolite de l’une des villes invisibles d’Italo Calvino[5] ?
Et que dire également du territoire que traverse de bas en haut et de haut en bas Fragan Gehlker dans Le Vide ? Lorsqu’il monte et descend sur ses fragments de cordes aimantés entre elles, celles-ci parfois se désolidarisent, et laissent l’artiste au-dessus de l’abîme à plus de dix-sept mètres de hauteur. Et nous, public, regardons d’en bas cet acrobate du vide avec une sensation de vertige inversé !?
Ces grand.e.s artistes de cirque contemporain.e.s font, sans doute, écho aux Persans de Montesquieu, qui, par le regard étranger qu’ils portent sur nos coutumes, éclairent qui nous sommes[6].
Voyager très loin pour apporter aux témoins d’ici, l’étrangeté de l’ailleurs sans laquelle notre humanité ne peut se comprendre, serait une manière de résumer le destin choisi par ces femmes et ces hommes qui prennent le risque de franchir certaines frontières que personne d’autre n’ose transgresser.
Mais ce pays du cirque, décrit ici, n’a pas toujours été si singulier ni spécifique à chaque artiste. Avant les années 70, cette discipline marquait son territoire de manière très visible et entretenait une image homogène et populaire. C’est ce qu’on a appelé ensuite le « cirque traditionnel ». Et même si ce cirque a été marqué par une crise profonde, ses fondamentaux n’ont jamais été remis en cause, comme le rappelle bien Jean-Michel Guy dans un article à la fois érudit et éclairant sur La transfiguration du cirque[7].
N’étant pas capable de se transformer radicalement, un autre cirque a donc émergé. A partir des années 70, une frontière interne au cirque l’a comme coupé en deux. Un cirque dit « nouveau » est venu se démarquer très fortement des pratiques circassiennes plus anciennes. Comme avec toute frontière, une différenciation culturelle s’est alors creusée entre ces deux univers artistiques qui portent, pourtant, le même nom. Pour mesurer l’écart entre eux, il suffit d’avoir en tête un spectacle du cirque Pinder et un spectacle de Johann le Guillerm ou d’aller visiter leur site internet respectif[8]. La virtuosité présente dans ces deux propositions circassiennes est aussi incontestable qu’elle est incontestablement différente.
Le Guillerm revendique d’ailleurs être presque sorti des frontières du cirque :
« Je ne me définis plus vraiment comme un artiste de cirque, dit-il dans une interview de 2017, mais comme un praticien de l’espace des points de vue. Je cherche un espace un peu plus libre et un peu plus ouvert que ce à quoi correspond le cirque aujourd’hui. »[9]
Pour mieux saisir cette séparation culturelle entre cirque traditionnel et nouveau cirque, relevons les différents traits de ce dernier tels que les décrit Jean-Michel Guy dans son article cité ci-dessus :
« La disparition des numéros de dressage, la remise en cause de la piste du chapiteau, la mise en œuvre d’une nouvelle écriture dramaturgique et la multiplication des esthétiques. Il s’agit de traits distinctifs du nouveau cirque, considéré comme un ensemble de spectacles, non de points communs à tous ceux-ci. Leur combinaison et leur concomitance sont fréquentes mais non systématiques. »[10]
Mais cette frontière interne n’est perçue que par une frange minoritaire du public qui connaît cette histoire moderne du cirque. En revanche, la perception commune de cette discipline est associée à son nomadisme, c’est-à-dire à son indifférence aux frontières. Mais est-ce si vrai ? Et ne faut-il pas finalement nuancer cette croyance ?
Il est vrai qu’il y a un certain nomadisme géographique du cirque. L’universalité du langage qu’il utilise, celui du corps, lui permet de voyager n’importe où. Et il n’est pas rare d’entendre que tel ou tel spectacle de cirque a fait une tournée internationale sur les cinq continents.
A ce nomadisme territorial s’associe également son nomadisme culturel. A l’inverse des forains de l’âge classique à qui l’on refusait l’usage de la parole sur scène et qui trouvèrent de nombreuses astuces pour parler au public sans en passer par le verbe, les circassien.ne.s d’aujourd’hui ne s’embarrassent plus d’emprunter à d’autres disciplines artistiques leur propre médium. Citons, par exemple, ce spectacle très insolite, Dad is dead d’Arnaud Saury et Mathieu Despoisse. Tous deux juchés sur un vélo à une place, ils palabrent sans interruption avec un humour fou sur l’engagement politique. On peut se référer aussi, dernièrement, à Inops, de Clément Dazin, création qui mêle à part égale le langage physique et le langage des mots pour interroger nos différentes impuissances contemporaines.
Ce « mélangisme » du cirque est d’ailleurs une liberté qu’ont fini par prendre les autres arts vivants comme le théâtre ou la danse au point qu’il est possible aujourd’hui de parler d’une « cirquisation » de ces autres disciplines. Ce phénomène peut d’ailleurs rappeler les années 20-30 lorsque certains artistes de théâtre se confrontaient à l’esprit du cirque[11].
N’y aurait-il pas, finalement, dans cette transgression naturelle des arts de la piste, un mouvement plus général du spectacle vivant contemporain consistant, non pas à abolir les frontières, mais à entretenir avec elles un rapport plus fluide, plus apaisé et, souvent, joyeusement transgressif ? Aux antipodes de nos frontières géopolitiques actuelles.