Si la question de l’espace est centrale au cirque, c’est parce qu’il conditionne le mouvement et surtout la place de l’agrès. Le fil impose une ligne, le trapèze la hauteur, le cheval appelle le cercle… Et parce que le cirque est un art de corps, donc d’espace, son choix est donc généralement la première question qui se pose au créateur.
En salle, dans la rue, dans les parcs, les prisons, les salles de classe, Bi-tri-quadri frontal, en demi-cercle ou circulaire, l’espace de jeu du cirque est aujourd’hui sans limites.
Si le cirque existe depuis l’Antiquité et que circus signifie cercle, l’espace circulaire qui abrite la piste remonte au 18e siècle, lorsque Philip Astley, cavalier anglais démobilisé, invente en 1768 le cirque moderne. Il crée le premier cirque en dur à Paris pour y abriter ses numéros de voltige équestre agrémentés de prouesses clownesques. La scène devait être circulaire pour que le cheval puisse galoper à vitesse constante, et d’un diamètre de 13 m, distance nécessaire entre l’écuyer, sa chambrière et le cheval. Les cirques qui suivront lui emboiteront le pas, la piste de 13 m. est un des fondamentaux du cirque. Le théâtre du Centaure, cirque équestre, sait les contraintes de l’animal. « notre espace est toujours circulaire car la motricité de l’animal impose un espace qui ne s’arrête jamais. Il faudrait une ligne infinie pour sortir du cercle… » Contraint par l’animal qui s’est fait rare en piste, le cercle est demeuré pour de multiples raisons. Il est par excellence la forme démocratique de l’espace puisque tous les regards, tous les points de vue y cohabitent à égalité. Contrairement au plateau, il n’a pas ce qu’on appelle le 4e mur, comme au théâtre (ce mur invisible qui sépare le spectateur de l’acteur) et permet donc une grande proximité avec le public. … Mais il a ses exigences, car le corps s’y laisse voir de toutes parts, à 360°. L’artiste doit savoir jouer « avec sa face et ses fesses » aime à dire Le Guillerm qui a décomposé chacun de ses tours sur lui-même en 12 parts égales. Le cercle est l’espace où tous les points de vue sont à égalité, il est donc le lieu démocratique par excellence.
Ainsi La Volte qui joue pourtant en salle a choisi un dispositif quadri-frontal et très près du sol pour installer Chute ! Cette configuration qui permet aussi au spectacle de tourner dans des salles de classe – autre espace de jeu – pédagogie et création étant intimement liées pour la compagnie. Parfois les espaces se télescopent. Circulaire pour la compagnie Anomalie mais avec plancher doté de trappes, comme au théâtre; tri-frontal pour Jeanne Mordoj et son théâtre forain dans l’Eloge du poil, par exemple. Une manière d’étendre ses possibles qui lui assureront sans doute une belle longévité.
Il est la manière la plus répandue de faire cirque aujourd’hui, pour plusieurs raisons. D’abord, on l’a vu, le cercle exige de l’acteur qu’il soit vu de toutes parts et qu’il en tienne compte dans chacun de ses gestes. Pas simple pour les circassiens formés dans des écoles qui longtemps ont oublié le chapiteau et qui n’y sont donc pas habitués. L’espace frontal, c’est aussi le théâtre à l’italienne, le plateau dont sont dotés la plupart des lieux de diffusion. Il est donc plus facile de trouver à tourner dans ces lieux. Bernard Kudlak, ex cirque Plume qui se voulait un œil de peintre proposait des scénographies frontales, bien que sous chapiteau ! Il définit bien la puissance de la frontalité : « Du point de vue du spectateur, cet espace se lit de face, comme un livre, comme un tableau, comme un film. Nous avons intégré profondément ces codes de lecture. Du fait de ces codes, l’utilisation d’un espace frontal réduit la distance entre le temps du théâtre (celui de la narration) et le temps du cirque (le temps immédiat) : il modifie quelque peu le jeu et les possibilités de jeu des artistes. En tout cela, la boîte noire nous offre une liberté plus grande qu’une piste ».
Faire du cirque, c’est intégrer des contraintes techniques fortes : ancrer l’agrès, trouver les accroches… Les artistes qui se confrontent à d’autres espaces que le théâtre ou le chapiteau font avec les aléas du temps, de l’espace pas toujours compatibles avec la précision de leur geste. C’est donc un vrai choix. Chloé Moglia se suspend face à la mer, devant la tour Eiffel ou un hangar sur une structure, spire ou ligne, conçue à cet effet. Jean-Baptiste André, acrobate sur les mains peut plus facilement transporter son « corps-agrès ». Floe, sculpture cubique a été voulue pour l’espace public. Millefeuilles se joue sur les tables des salles de classe. Le décor se fait paysage ou contexte, le réel de la vie rejoint la fiction de la création donnant d’autres significations au geste du circassien.
Tous les artistes de cirque ont en commun de devoir penser l’espace en trois dimensions, c’est sa spécificité, Car toujours le corps échappe à la Terre, la balle s’envole, le corps défie la gravité. Mathurin Bolze parle d’écriture en volume pour décrire cette condition spécifique du circassien. Et bien que la recherche manque pour en apprécier mieux les contours, cette façon de penser le cirque est peut-être la pièce manquante qui permettrait une pensée sur l’espace qui n’appartienne qu’à ce champ.