Description

Magali Sizorn, maîtresse de conférences, Université de Rouen-Normandie

L’utilisation d’objets dans les numéros et spectacles de cirque est à inscrire dans une histoire qui dépasse celle des « arts de la piste » : théâtre acrobatique chinois, équilibres, jonglages et danses de corde dans l’antiquité romaine, grecque ou égyptienne. Les objets sont prétextes et occasion pour défier les lois de la pesanteur, mettre à l’épreuve son agilité, son audace ou sa force. L’usage du mot « agrès » est relativement récent et témoigne de porosités entre le monde du spectacle et celui des gymnastiques, où le mot a été utilisé dès le XIXe siècle, après avoir été terme de marine, quand se développaient en Europe des méthodes d’éducation physique s’appuyant sur l’utilisation de barres, trapèzes et autres cordes. Les emprunts aux pratiques des gymnases s’inscrivent dans la continuité du développement du cirque moderne : le cirque, dès son origine, est avant tout affaire d’entrepreneurs exploitant les potentialités spectaculaires d’une grande diversité d’exercices corporels. L’introduction des « gymnasiarques » dans les programmes de cirque participe de cette logique initiée par Astley, lorsqu’il agrémenta ses spectacles équestres de numéros et innovations diverses, introduisant l’idée de variété comme inhérente au genre circassien. Mais les origines des agrès sont aussi plurielles. Le trapèze en est un bon exemple : pratique préexistant au cirque, notamment dans l’usage du « triangle mouvant » par des saltimbanques, il sera utilisé dans le cadre de méthodes de gymnastique utilitaire, à visée hygiéniste ou militaire, avant d’être proposé au milieu de XIXe siècle dans les spectacles de cirque par des « athlètes » réalisant exercices de force ou acrobaties issues directement des salles des gymnastiques alors en plein essor.

Trapèzes, anneaux, sangles aériennes, roue Cyr sont des « agrès bavards » : leur simple présence induit des attentes chez les spectateurs, impose aussi des modes de relation à l’objet.

Si les types de mobilisations corporelles semblent infinis, la persistance de formes historiques marque les imaginaires et les techniques du corps. On repère ainsi un double ancrage dans une technique empreinte du modèle gymnique acrobatique qui fixe un cadre d’utilisation de l’agrès (quels principes moteurs solliciter ?), qui induit aussi des conventions d’appréciation des numéros construits sur une mise en visibilité de formes techniques maîtrisées (l’échec dévalue la prestation et disqualifie son réalisateur). En retour, ces conventions renforcent la persistance de ces formes à la fois dans l’apprentissage technique (légitimée par les exigences acrobatiques « de base » et par les prises de risque encourues) et dans la construction des numéros et spectacles.

Le propre de l’art contemporain est de jouer avec les conventions, qu’il s’agisse des normes et conventions sociales, comme des normes et conventions de l’art. Ainsi, les circassiens contemporains jouent avec l’histoire de l’art et de leur art comme avec nos horizons d’attente. Un principe d’écriture peut-être ici relevé, principe que l’on retrouve en art contemporain : isoler une partie d’un tout le fait regarder autrement, pour penser aussi autrement les esthétiques traditionnelles, et leurs codes (images de facilité derrière les sourires, rituels emphatiques accompagnant les prises de risque de roulements de tambours, ritualisations de la féminité, etc.). Ainsi Chloé Moglia, seule au trapèze fixe dans Opus Corpus (2012), déplace en silence la performance d’une trapéziste, au ras du sol, rendant visibles son corps tendu par l’effort. À l’isolation, certains ajoutent la décontextualisation, comme Marie-Anne Michel. Formée au CNAC, dont elle sort en 1998, elle crée la compagnie Carpe Diem en 2000, et explore la verticale, depuis 2004, essentiellement au mât chinois. Son mât est « autoporté », sans câble ni système d’accroche visible, ne laissant finalement apparaître qu’une barre s’élevant du sol. À la suite d’un voyage dans le désert, elle a souhaité travailler sur le lien Terre-Ciel, que relate un documentaire réalisé par Raphaël Péaud (Un horizon vertical, 2007), tourné dans le désert tunisien, et relatant son expérience (quasi) solitaire. Au-delà de ces solos, l’isolation caractérise finalement le projet de compagnies mono-disciplinaires, des Arts-Sauts à la fin des années 1990 au trapèzes volants à des nombreux collectifs aujourd’hui : Vous Revoir (cerceaux aériens), Sous Le Manteau (mâts chinois), Kiaï-Cyrille Mussy (trampolines).

Le déplacement va jusqu’à l’abandon de l’agrès et des formes techniques associées. Du trapèze ne reste que l’ivresse du vertige ; les agrès sont modelés, aux confins de la scénographie et des arts visuels, à l’instar du travail de Johann Le Guillerm, équilibriste-dompteur d’objets, ou de celui de Cécile Mont-Reynaud, aérienne et architecte, imaginant des agrès-installations, comme ses « cordes fileuses » conçues avec Gilles Fer, cordes décors invitant à des rêveries poétiques comme à de nouveaux voyages acrobatiques. La réflexion se prolonge désormais jusque dans les matières utilisées, pour des objets inventés en s’éloignant des agrès normés, comme ces sculptures/cordes/drapés de papier conçus avec les plasticiens Alexis Mérat et Domitille Martin pour explorer la fragilité dans la résistance dans PLI d’Inbal ben Haïm (2021).

La fascination pour le progrès technique qui a contribué au goût du cirque hier, dans la recherche du sensationnalisme par la confrontation de l’humain à la machine (femmes-canons, acrobates aériens…). L’objet génère le mouvement, l’accélère, le propulse ou le contraint : se suspendre ou prendre appui, agir sur ou être mu. Dans les jeux opérés avec les objets (et avec les signes d’un cirque qu’ils apportent avec eux), les artistes de cirque contemporain renouent avec l’innovation qui a caractérisé les premiers temps du cirque moderne, dialoguent avec l’histoire de cirque comme avec d’autres arts.

Hodak Caroline, Du théâtre équestre au cirque. Le cheval au cœur des savoirs et des loisirs (1760-1860), Paris, Belin, 2018.
Bordenave Julie, Dossier « L’agrès : entre apprivoisement et dépassement », Territoires de cirque, 2011 (en ligne)
Sizorn Magali, Trapézistes. Ethnosociologie d’un cirque en mouvement, Rennes, PUR, 2013.
Defrance Jacques, L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes (1770-1914), Rennes, PUR/Revue STAPS, 1987.
Pencenat Corinne, « Athlète, acteur, artiste ? », in Wallon Emmanuel (dir.), Le cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud-Papiers, 2002, p. 41-49.