Description

Magali Sizorn, maîtresse de conférences, Université de Rouen-Normandie

En 2002, l’anthropologue David Le Breton qualifiait les corps de cirque de « corps gigognes ». Belle expression rendant visibles les emboîtements de techniques et les incorporations successives de cultures corporelles qui ont fait l’histoire du cirque, des foires et salles de gymnastique aux studios de répétition.

Qualifier les corps de cirque, nécessite d’observer le faire : marcher sur les mains, manipuler des objets, explorer l’espace aérien. Dans le cas du cirque, l’observation des corps amène à identifier des cultures corporelles différentes, mais aussi à constater l’existence de strates, perceptibles dans l’inscription de techniques issues de traditions et pensées du mouvement différentes, accumulées, incorporées par les artistes de cirque aujourd’hui.

L’exposition dans les lieux du cirque de corps hors-normes a contribué à définir le genre dès l’introduction de numéros d’acrobatie ou de danse sur corde pour agrémenter les spectacles de théâtre équestre d’où le cirque moderne nait au 18e siècle. La légitimité du cirque est alors conquise grâce à la malléabilité des programmes permettant d’exploiter et de spectaculariser les innovations de l’époque. Ainsi au 19e siècle, les exercices de gymnastique apparaissent sur les pistes, puis, au tournant du 20e siècle, des numéros sont importés des premières compétitions sportives. Ainsi Maurice Garin, premier vainqueur du Tour de France cycliste en 1903, était annoncé deux ans plus tôt au programme d’un spectacle du « Théâtre-Cirque » d’Elbeuf pour quelques tours de piste aux côtés d’autres « rois de la route ». Le goût du cirque est alors caractérisé par celui de l’exploit, mais aussi du différent, ce que l’on retrouvera plus généralement dans une fascination pour le corps de l’Autre, de l’exotisme et de l’extraordinaire, dont les cirques américains de Barnum (1810-1891) feront spectacle (animaux exotiques, freaks, prouesses et gigantisme).

Le cirque contemporain a rompu avec les esthétiques dites traditionnelles en opérant une distanciation vis-à-vis de la logique du spectacle et du spectaculaire, au profit d’une logique de l’art, de la création et de la valorisation de la singularité. En s’écartant des formes gymniques, et de la démonstration technique spectacularisée, c’est une autre politique du corps qui peut alors se déployer. Ainsi, Chloé Moglia, explore-t-elle le changement de vitesse avec sa compagnie Rhizome. Elle se défait des habits de la virtuosité acrobatiques des trapézistes, pour savourer la suspension, circulant précautionneusement au-dessus des spectateurs par les mains accrochées à un fil. Dans Aléas (2014-2015) ou encore dans la performance La ligne, présentée à la Maison des Métallos dans le cadre d’un mois pour « ralentir » (Paris, novembre 2021), elle invite chaque spectateur à éprouver le coût du déplacement, à ressentir le poids du corps, jusque dans la tension musculaire et le souffle retenu. Les ajustements et la fatigue dans l’effort ne sont pas gommés : ils font partie de l’œuvre, dans une écriture donnant à voir des corps au travail et travaillés.

L’influence des pratiques somatiques ou des arts martiaux est notable, comme elle l’est plus généralement chez les acrobates évoluant aux confins de la danse contemporaine et du cirque. Chez les acro-danseurs, la virtuosité peut se loger dans le geste de la prouesse mais aussi, comme l’a montré Agathe Dumont, dans des formes de « virtuosités du sentir ». Chez les jongleurs aussi se lit l’influence de la danse contemporaine, dans une mise en jeu du corps ne consistant plus uniquement à mettre en mouvement des balles ou des massues, mais à instaurer un dialogue entre le corps et les objets, chacun agissant sur l’autre, jouant avec le poids dans un espace multidimensionnel. Présente dans les cursus de formation supérieure des artistes de cirque à partir des années 1990, la danse contemporaine a contribué à la diffusion d’autres modèles corporels, identifiables dans les écritures et esthétiques, comme dans les techniques du corps. Formé au début des années 2010 à l’École supérieure des arts du cirque de Bruxelles, puis à l’école de danse contemporaine d’Anne Teresa De Keersmaeker (P.A.R.T.S.), Alexander Vantournhout travaille la matière « corps », agençant les gestes, contraignant les mouvements et utilisant des objets agissant par leur présence. Dans Raphaël (2017), un « solo à deux », co-écrit avec Bauke Lievens, il impose un duo avec Raphaël Billet, en marionnettiste manipulant un partenaire inerte, au milieu de regardeurs assistant à cette performance aux confins de la perversité.

Les acrobates et contorsionnistes, des acro-danseurs de la compagnie de danse Peeping Tom à Angela Laurier ou Elodie Guézou, donnent à voir la diversification des techniques, de leurs usages et de leurs contextes d’exploration. À côté ou en plus de la recherche de prises de risque et de la réalisation de gestes techniques complexes, la valorisation de la sensation et de la singularité permettent au cirque d’être tout à la fois l’espace du toujours plus comme celui du jeu du peu, en ouvrant les possibles aux artistes créateurs et interprètes d’aujourd’hui.

Le Breton David, « Les corps gigognes », Arts de la piste, n° 23, p. 40-41, janvier 2002.
Martinez Ariane et Wolf Katrin, Carnet de recherche notation Benesh : la contorsion, Châlons-en-Champagne, CNAC, 2019.
Sizorn Magali, « Politiques du corps et utopies en acrobatie contemporaine », in Clavel J. & Ginot I. (dir.). Eco-somatiques, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 272-284.