Aucun genre artistique, n’a comme le cirque fait, si rapidement sa révolution esthétique. Devenu art -on parle aujourd’hui d’arts de la piste – il a bouleversé tous les codes, toutes les conventions esthétiques chères à la tradition.
Tout commence alors que le cirque traditionnel est en plein déclin. On est en 1968. D’étranges trublions venus des arts de la scène déboulent dans le cirque pour en découdre avec le théâtre en salle et son public réputé bourgeois. Attirés par le mode de vie communautaire et la route, ils choisissent le cirque. Ils n’ont aucune formation et inventent donc des spectacles aux confluents de l’acrobatie, de la danse et du théâtre pour explorer de nouvelles expressions des corps au mépris de toutes les conventions d’un cirque auquel ils n’ont pas été formés. Ils s’appellent Christian Taguet ( le Puits aux Images devenu Cirque Baroque), Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée (cirque Bonjour devenu cirque invisible), Bartabas, Igor, Branlo, Lily, Nigloo qui se sépareront par la suite ou Adrienne Larue (compagnie Foraine née avec le groupe Fluxus) et encore Pierrot bidon qui fonde le cirque Bidon, devenu Archaos… Cette génération émergente va multiplier les sacrilèges. Exit paillettes et musiques de fanfares militaires, animaux dressés et numéros de prouesse, voire oubli pur et simple de la piste… La rupture est plus que consommée, même si cette coupure ne fait qu’entériner la défaite des anciens. Quelques années plus tard, soucieux de former de nouvelles générations, Pierre Etaix et Annie Fratellini, Alexis Gruss et Sylvia Montfort créent leurs écoles avant que l’Etat lui-même ne s’y mette. Il impose en 1986, le centre National des Arts du Cirque à Châlons en Champagne. La direction est confiée en 1990 au plasticien Bernard Turin, qui en douze ans fera de cette école le fer de lance du cirque contemporain, rompant avec tout le milieu du cirque traditionnel pour s’ouvrir radicalement aux autres arts, la danse, le théâtre, la musique, la vidéo… En 1996, Josef Nadj met en scène cette 7e promotion dans Le cri du caméléon au festival d’Avignon, le succès est colossal. Dorénavant, ce nouveau cirque à la française s’exportera dans le monde entier.
Ce cirque qui s’invente est art du faire autant que du penser : il s’écrit, s’élabore, s’expérimente. Il a ses auteurs, ses écritures, ses propos. Dramaturgie, travail de l’espace, du rythme, jeu, sens du corps et du geste, influences, œuvre sont devenus le vocabulaire quotidien des circassiens. Les spectacles qui longtemps ont mélangé les disciplines de cirque sont aujourd’hui volontiers mono-disciplinaires : Jérôme Thomas a inventé les ballets jonglés, Les Arts Sauts ne pratiquaient que l’aérien, Adrien Mondot jongle physiquement et virtuellement avec des balles dans des spectacles 2.0. Les exemples sont innombrables. Le chapiteau minoritaire se renouvelle dans sa forme même, faisant appel à des plasticiens ou des architectes pour se repenser. Les Arts Sauts et Buren cirque en sont de beaux exemples, quand les artistes ne jouent pas tout simplement dehors sur les parkings, dans les parcs ou face à la mer.
Puisant leur inspiration à de multiples sources, les cirques d’aujourd’hui ont comme les autres arts, leurs tendances. L’esthétique « pauvre » caractérise le travail de très nombreuses compagnies qui revendiquent de travailler à partir d’objets de récupération et de bouts de ficelle pour mieux dénoncer la société de consommation, mais aussi certaines esthétiques clinquantes. Johann Le Guillerm, Jani Nuutinen ou Nikolaus sont les grands artisans de cette tendance. Mais le cirque multiplie aussi les évocations métaphysiques et burlesques à Buster Keaton et Dada, voire aux poètes de l’absurde dans des propos qui interrogent la déraison du siècle. Les corps se dérèglent dans la folie, le déséquilibre ou dans l’enfermement, inépuisables thématiques du cirque contemporain sont mille fois réinventées. Il est vrai que le genre se prête bien plus que d’autres champs esthétiques à l’exploration des limites corporelles et mentales. Tous savent convoquer de multiples imaginaires sur une même scène en des spectacles complets et mélangés. Bien sûr ces tendances masquent la très grande variété d’esthétiques renouvelées dans des formes inédites. Mais il faudrait une encyclopédie pour en faire la somme, tant cette tendance est majoritaire dans le cirque, aujourd’hui…