Description

Anne Quentin, auteure et critique dramatique

Le cirque traditionnel est un genre extrêmement codifié dont tout le monde connaît les grandes familles : Pinder, Gruss, Medrano, Bouglione ou Amar qui se maintiennent contre vents et marées pour le plus grand bonheur des vacanciers des bords de plage. Chapiteau, piste, sciure, monsieur Loyal… La tradition a ses codes intangibles fondés sur la succession de numéros de jonglage, d’aériens, d’acrobatie, de dressage et de clowns. Et si la musique militaire a disparu au profit des cuivres et percussions, les exploits qui se déploient en piste ont toujours pour objet de provoquer le rire, la peur ou l’émerveillement.

Certains contemporains sont restés attachés à cet imaginaire du cirque de l’enfance et  multiplient les clins d’œil à la tradition. De l’enseigne au campement en passant par l’exploit, de la succession de numéros à la parade finale, tous cultivent un ou plusieurs des canons de genre, animaux exceptés.

Dans cette catégorie « néo-traditionnelle »,  on trouve le cirque du Soleil, né au Québec, il y a près de quarante ans, qui vante ses artistes comme animés d’un désir de « repousser sans cesse leurs limites » et recrute pour chacun de ses spectacles une trentaine d’athlètes accomplis pour faire montre de leurs savoirs académiques.

D’autres enseignes comme Rasposo entendent cultiver l’esprit et la lettre du genre. Née en 1987, la compagnie est familiale, fait assez rare dans cette génération. Aujourd’hui dirigée par Marie Molliens, la fille, la troupe joue sous chapiteau, convoque toutes les disciplines de cirque mais sait aussi s’emparer de thèmes très contemporains comme la violence des rapports humains ou la féminité, des sujets qu’on n’aurait jamais exploré dans le cirque traditionnel. Car c’est un fait, hors des familles liées à la tradition, quand les compagnies aujourd’hui s’emparent des codes, c’est pour les pervertir, les faire jouer ou en adopter quelques-uns des fondamentaux avec parcimonie.

C’est le cas du chapiteau et de sa piste, emblème s’il en est du cirque, qui séduit toujours plus les jeunes artistes malgré son coût. Comme hier, les compagnies qui l’acquièrent y voient une manière conviviale de penser l’adresse au public. Parmi les plus attachés à ce symbole, Cirque ici de Johann Le Guillerm. Dans le paysage contemporain, il incarne le dernier des mohicans d’un cirque de toile nomade, jouant exclusivement en piste et voue volontiers aux gémonies, tous ceux qui y ont renoncé ! Mais les numéros qu’il propose l’approchent de plus en plus d’un cirque d’objets, préférant les phénomènes physiques aux exploits de corps. Baro d’Evel travaille aussi sous chapiteau, revendique une mise en danger moins physique qu’esthétique, au nom d’un art total tout en cherchant l’excellence dans chaque discipline de cirque. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias sont parmi les rares circassiens actuels à faire participer des animaux – ils parlent de partenaires – chevaux ou oiseaux pour ce que leur présence peut modifier de la perception chez le spectateur. Ici, on est loin du dressage d’animaux exotiques…

Autres enfants du CNAC, les artistes de Galapiat né il y a 15 ans et installé en Bretagne. Le cirque possède 2 chapiteaux qui abrite ses créations, mais accueille aussi les productions amies, pour eux la toile c’est « aller où le cirque ne va pas souvent » dans le plus pur esprit d’un nomadisme teinté d’action culturelle.

Enfants des défunts Arts Sauts, Cirkvost est un collectif d’aériens qui sait ce que l’espace signifie pour les aériens, son chapiteau culmine à 24 m de hauteur, une hauteur difficile à trouver en salle.

Dans cet inventaire à la Prévert, on peut citer encore Trotolla dont le cirque fleure bon la nostalgie des images à l’ancienne, même si l’exploit le dispute à la poésie  du verbe et des corps fragiles. On pourrait en citer bien d’autres, mais ces quelques exemples prouvent à eux seuls, que si toile il y a, elle ne suffit heureusement pas à faire esthétique.

Au cirque tout ramène au corps, à l’exploit et donc au risque qui y est inhérent. Dans le cirque traditionnel, prendre des risques est supposé répondre aux attentes des spectateurs. La virtuosité technique reste un code très partagé des anciens comme des modernes. Mais quand la compagnie Anomalie joue des peurs et des élans, c’est pour les explorer. Le cirque Inextremiste manie les bouteilles de gaz et la pelleteuse, s’amuse du risque comme de nos nerfs. Akoreacro a fait de la prouesse la clef de ses recherches. À rebours, risque zer0 des Galapiats en explore les limites et les symboles : est-il plus risqué de dire je t’aime pour la 1ere fois que de manier le couteau ?

La place manque pour parler des formes « cabaret » longtemps accueilli au cirque, que reprennent des compagnies comme Le Cheptel Aleikoum ou dans un genre beaucoup plus expérimental, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel dans Grande. D’autres réactivent des numéros de foire comme les Capilotractées – Sanja Kosonen et Elice Abonce Muhonen. Des hommages à la tradition qui prennent des tours souvent très inattendus.

Il reste ce qui transcende peut-être toutes les catégories, l’exploit. Dans l’exploit : le corps circassien incarne des contraires pour réaliser d’impossibles équilibres entre chute et rebond, gravité et apesanteur. Dans cette circonstance, le corps circassien joue des lois physiques du monde pour ouvrir à d’autres espaces et s’y mouvoir différemment. Et cela relie toutes les catégories, toutes les esthétiques.