Description

Magali Sizorn, maîtresse de conférences, Université de Rouen-Normandie

La question du répertoire revêt des enjeux symboliques, institutionnels, artistiques et pédagogiques pour le cirque aujourd’hui. Là où cette question a été plus tôt investie pour le théâtre (dans les années 60 à 80 notamment), puis pour la danse, ce n’est qu’au cours d’un processus d’artification du cirque bien avancé que l’identification et la valorisation d’un répertoire ont été placés au cœur des débats et des préoccupations des acteurs du secteur.

Si la conservation est une forme de consécration, encore faut-il interroger ce qui est gardé, ce qui en est fait, ainsi que la réalité reconstruite et transmise. Comme l’écrit Christian Biet en introduction d’un ouvrage collectif intitulé La question du répertoire au théâtre, le répertoire n’est pas seulement catalogue ou collection, « [il est] ce que l’on inscrit comme mémoire du passé et possible réitération du passé dans le futur, en fonction d’une nécessité, ou d’un plaisir à venir. »

Rompant avec la reproduction et le lègue de figures, numéros et formes d’écriture du cirque dit de tradition, les pionniers du cirque nouveau, puis les acteurs du cirque contemporain valoriseront singularité et authenticité, notamment dans l’interdépendance entre ce qui est fait en piste ou en scène et la personne qui l’incarne et le réalise. Le Cirque Plume, emblématique compagnie créée en 1984 par un groupe d’amis rassemblés autour de Bernard Kudkak et d’une envie de fête, de politique et de poésie, est caractéristique de la contribution de ces « nouveaux circassiens » à la réflexion sur la reconnaissance du cirque. Si l’idée de reprises (de rôles et de spectacle) et même celle d’un répertoire ont longtemps fait débat parmi les « nouveaux circassiens », la fin de l’aventure peut devenir l’occasion d’inscrire le travail mené dans un temps long. Ainsi après Tempus fugit ? (2013-2016) et La dernière saison (2016-2020), le Cirque Plume est dissout, mais un travail sur « l’héritage patrimonial » de la compagnie est engagé, avec la création d’une association (L’après Plume) et le dépôt des archives du Cirque Plume au Département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France (la BnF), rappelant que la construction de la valeur passe aussi par la matérialité de traces, dans la patrimonialisation de l’éphémère.

Dans la conservations et l’archivage des objets de cirque (livrets, affiches, costumes…), les institutions patrimoniales ou muséales ont joué un rôle important, dès les années 1950, à l’initiative de collectionneurs ou ethnologues. Il faudra attendre les années 2000 pour qu’un travail porté par des institutions de soutien et de développement du cirque contemporain s’emparent véritablement de cette question. Désormais la BnF, le CNAC et ARTCENA, entre autres institutions, sont particulièrement impliqués dans la conservation des traces du processus de création (prises de notes, dessins, photos…) comme des captations des spectacles. Ces archives constituent à la fois une documentation précieuse pour le grand public ou les chercheurs, et des objets d’expression artistique en tant que tels. Des carnets de création font d’ailleurs l’objet de publications, à l’instar des carnets du Cirque Plume ou des carnets de recherche du CNAC et de la Chaire ICiMa, mobilisant le système de notation du mouvement Benesh appliqué au cirque par Kati Wolf. La notation ou transcription (il en existe d’autres pour le mouvement dansé comme pour le jonglage) peut être utilisée pour déclarer une œuvre à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), mais aussi transmettre le mouvement. En cirque comme en danse, la spécificité de la transmission des techniques du corps et des intensions dans le mouvement se pose dès lors qu’il s’agit de reprendre une pièce, et l’ensemble des traces (notation, captation…) jouent ici un rôle important, dans lesquelles se perdent nécessairement des informations et des sensations.

Sont aujourd’hui rejouées des pièces de cirque composant progressivement un répertoire pour le cirque contemporain – sans que soit pour l’instant engagée de réflexion collective analytique sur ce qui « fait répertoire ». À l’initiative de Gérard Fasoli, ancien directeur de l’ESAC, puis du CNAC, la reprise d’une pièce de répertoire a été explicitement inscrite au programme de la formation supérieure des artistes de cirque, répondant à la fois à des objectifs de transmission de pièces situées dans l’histoire du cirque contemporain et à des objectifs de formation des interprètes. A l’occasion d’une rencontre organisée en 2007 à la Villette (Des auteurs, des cirques), Guy Carrara, alors administrateur délégué aux arts du cirque à la SACD avait plaidé pour la création d’un fonds d’aide à la recréation de spectacles. Si elles restent rares, quelques pièces sont aujourd’hui rejouées. Citons le travail d’Aurélien Bory, dont Plan B, créé avec Phil Stoltanoff en 2003, tournait encore en 2020, nécessitant transmission et travail de reprises. Si le temps de la recréation de pièces par d’autres metteurs en scène/en piste n’est pas encore venu, sous l’effet d’une meilleure accessibilité des sources et d’une sensibilité accrue à l’histoire de leur discipline, des artistes remontent aujourd’hui des numéros ou retraversent les techniques d’hier, à l’instar de Fragan Gehlker avec les attractions sensationnelles. Ils composent alors un répertoire gestuel et imaginaire, et reconstruise par corps l’histoire du cirque.

Biet Christian, « Introduction. La question du répertoire au théâtre », Littératures classiques, Presses universitaires du Midi, 2018/1 (N° 95), p. 7-14.
Quentin Anne, Le processus de création dans le cirque contemporain, Châlons-en-Champagne, CNAC, 2019.
Wolf Katrin, « La notation de mouvement Benesh pour les arts du cirque : développement d’un langage artistique et disciplinaire à partir d’un alphabet », Corps, 2017/1 (N° 15), p. 329-336.