L’entrée du cirque dans les années 1990 parmi les arts vivants dits contemporains a consacré la figure du créateur, modifiant les manières de travailler comme le rapport aux objets, agrès et techniques, par décontextualisation, détournements, (ré)inventions, déplaçant par là-même les manières d’être artiste au cirque.
Le spectacle du chorégraphe-plasticien Josef Nadj Le cri du caméléon (1995), spectacle de fin d’études de la 7e promotion d’étudiants du Centre national des arts du cirque (CNAC), est régulièrement cité par les observateurs de l’histoire du cirque comme le spectacle fondateur du cirque contemporain français. Il constitue en cela l’emblème d’un processus de transformation du cirque ayant fait d’un spectacle une œuvre, en engageant les artistes dans un travail d’interprétation. La virtuosité et la grande maîtrise technique y sont mises au service d’un univers inspiré des romans d’Alfred Jarry, au goût des tableaux de Magritte. Le spectacle sera programmé en 1996 au Festival d’Avignon et au Parc la Villette à Paris, avant d’être joué en France comme à l’étranger jusqu’en 1999. Si l’« artification » du cirque – son « passage à l’art » – s’est appuyée sur une valorisation de la création et des sujets créateurs, de nombreux artistes de cirque insistent sur le fait que leur activité se distinguerait de celle du comédien, dans une tendance à fondre, pour le dire avec Corinne Pencenat, les trois dimensions du travail de l’acteur : celui qui est, celui qui joue, celui qui fait.
Pour autant, la récente création en 2013 du diplôme national supérieur professionnel d’artiste de cirque (DNSP-AC) constitue un moment important dans l’histoire récente du cirque français, poursuivant la différenciation des types d’activité de l’artiste de cirque (la démonstration virtuose, l’interprétation et l’écriture). Constatant notamment l’expansion du nombre de compagnies créées chaque année, mais aussi afin de diversifier les possibles débouchés des étudiants des écoles supérieures, ce diplôme, relevant du ministère de la Culture, fixe un cadre pour la formation des « interprètes ». Le processus de professionnalisation et d’institutionnalisation initié par les premières écoles de cirque dès les années 1970 et 1980 en France, se caractérise désormais par la délivrance d’un diplôme, lequel constitue un puissant opérateur de légitimation. Il est aussi un outil de régulation et d’orientation des pratiques, influencé par d’autres arts, notamment le théâtre ou la danse, dans la segmentation progressive des activités (l’interprétation, l’écriture) et celle des formations associées. C’est dans ce contexte qu’ont été développées par les écoles supérieures des formations à l’interprétation : immersions en tant qu’interprète dans des compagnies par les étudiants-alternants de l’école Fratellini, reprises de pièces par les étudiants du CNAC… Ces reprises contribuent à la reconnaissance d’un répertoire pour le cirque, un art qui apprend aujourd’hui à regarder comme à fabriquer son histoire.
Depuis juillet 1985, les « numéros et tours de cirque » sont protégés par le droit d’auteur. Outre des aides à la création, des dispositifs de soutien au travail d’écriture pour le cirque ont été élaborés comme « Processus cirque » porté par la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques en partenariat avec l’Académie Fratellini. Ce dispositif contribue au développement de la recherche artistique au cirque, incitant les artistes porteurs des projets sélectionnés par la SACD à collaborer avec « des auteurs d’autres disciplines ». Ce type de collaboration artistique n’est pas nouveau. Dès 1989, le ministère de la culture avait accompagné « les projets de recherche à caractère pluridisciplinaire », contribuant par là-même, à ce qu’Ariane Martinez qualifie « d’expansion du spectre dramaturgique ». Des formations, à l’écriture et à la dramaturgie, sont aujourd’hui développées dans les écoles supérieures. L’influence du théâtre et de la danse est perceptible dans les mots – écriture, dramaturgie, auctorialité… Elle l’est aussi dans les manières de travailler et de composer avec les différents acteurs en présence : acrobates/jongleurs/équilibristes, dramaturges, chorégraphes, scénographes, regards extérieurs, créateurs son/lumières/costumes… La complexité qui entoure la définition d’auteur au cirque amène dès lors les artistes à réinterroger aujourd’hui ce qui fonderait la spécificité de leur activité, à l’instar du travail de recherche engagé par Elodie Guézou de la compagnie AMA sur les interprètes : comment interprètes et metteurs en scène coopèrent-ils ? quels partages, pour quelles créations collectives ?. Visant à préciser les contours de l’auctorialité, une rencontre a également été organisée par l’association Territoires de Cirque en octobre 2021 au festival Circa à Auch, sur la « notion d’auteur en cirque ». La prévalence des techniques comme contrainte et matière première à considérer place les interprètes de cirque dans une position particulière vis-à-vis de metteurs en scène ou chorégraphes qu’ils préfèrent souvent qualifier de « regards extérieurs », quand Maroussia Diaz Verbeké propose le néologisme « circographie » pour qualifier et distinguer l’écriture d’un spectacle de cirque.